Aux origines de la production et de la consommation de sucre
Les origines du mot « sucre » se trouvent dans le mot arabe « sukkar », qui vient du sanskrit « çarkarâ » et qui a donné saccharum en latin. La canne à sucre est probablement originaire de Nouvelle-Guinée, où elle se trouvait à l’état sauvage. Elle aurait ensuite voyagé jusqu’en Inde et en Chine. Les premiers écrits sur la canne à sucre remontent à 327 av. J.-C. ; on parlait alors d’un « roseau indien qui produit du miel sans le concours des abeilles »1. Au 1er siècle, la canne à sucre était cultivée en Inde et exportée en Arabie. Le sucre était alors considéré comme un médicament pour soulager les maux de ventre une fois dilué dans l’eau ou comme une denrée de luxe.
Dès les 7e et 8e siècles, la culture de la canne à sucre s’était déplacée en Mésopotamie, entre le Tigre et l’Euphrate. La canne y était cultivée selon le « paradigme sucrier», qui marquera à jamais la culture de cette graminée : esclavage, grande production (monoculture), transformation en usine sur place et hébergement des esclaves dans des baraquements, après avoir été emmenés de force des côtes de l’Afrique orientale. Puis, la culture de la canne à sucre et son modèle de production se sont étendus au Maroc ; à l’Espagne ; à l’archipel de Madère, au large du Portugal ; à la Sicile ; et à la Grèce. La mise en place de cultures sucrières en Europe méditerranéenne a suivi les conquêtes arabes : « les Arabes ont apporté avec eux le sucre, la production et la technologie de sa production ; le sucre suivait le Coran »2. Dans les îles peu peuplées de la Méditerranée, où la main-d’œuvre était peu nombreuse, le recours à l’importation d’esclaves s’imposait. Les esclaves provenant principalement du Soudan, du Ghana ou du Mali étaient violemment arrachés de leur milieu par les Arabes, qui les dirigeaient vers le Maroc, la Tunisie, l’Espagne, le Portugal, la Grèce et l’Égypte.
Même si le sucre était toujours considéré comme une épice que l’on utilisait pour sucrer les remèdes et faciliter leur absorption ou comme condiment, sa culture n’a cessé de s’étendre. Déjà à cette époque, l’essentiel des profits de la production de sucre était réalisé par les financiers, les transformateurs et les négociants. Dès le Moyen-Âge, une oligarchie internationale se développait : « il y [avait] des contacts incessants, des liens de familles, des relations d’affaires, un milieu capitaliste transnational appuyé par les États »3. Le modèle sucrier, soit les monocultures exploitées par une main-d’œuvre asservie, ayant fait ses preuves, il était appliqué à de nombreuses autres cultures, comme le coton. Au 15e siècle, les grandes navigations portugaises étaient à la recherche autant de lieux d’approvisionnement en esclaves que de nouvelles îles à transformer en plantations sucrières. L’île, isolée par définition, facilitait l’asservissement des esclaves et les empêchait de s’enfuir. On estime qu’entre « 1450 et 1750, 700 000 à 800 000 Africains ont été introduits en Espagne et au Portugal »4.
Traversée du « paradigme sucrier » en Amérique, esclavagisme et essor d’une consommation de luxe
Ératosthène, un savant grec de l’Antiquité (250 av. J.-C.), avait établi que la Terre était ronde et avait dès lors estimé sa circonférence à 40 000 km (nombre qui se révélera exact à 2 000 km près). Au 15e siècle, Paolo Del Pozzo Toscanelli, un cartographe et astronome italien, avait confirmé les mesures d’Ératosthène tout en émettant l’hypothèse que la route vers l’Asie serait plus courte si on passait par l’Ouest plutôt que par l’Est. C’est alors que Christophe Colomb, époux de Filipa Peretrello, dont la famille détenait d’importants intérêts dans la culture du sucre à Madère, et commissionnaire entêté, audacieux et assoiffé d’ascension sociale5, s’est lancé, en 1492, dans une première expédition6 pour trouver la route des Indes. À cause des vents et des courants favorables à cette période de l’année, cette première traversée a été exceptionnellement courte ; l’équipage de Colomb a mis moins de cinq semaines à arriver à Cuba et à Hispaniola (que l’on a ensuite nommée Saint-Domingue et qui correspond aujourd’hui à l’île partagée entre Haïti et la République dominicaine), alors que les traversées suivantes ont duré en moyenne deux mois.
Dès son second voyage (1493-1494), Colomb emportait dans ses navires des boutures de canne à sucre et des colons pour coloniser Hispaniola. « La rapidité avec laquelle Christophe Colomb et bien d’autres pensent au sucre est telle que l’on peut imaginer que la découverte de terres pour le sucre et comme source d’esclaves faisait partie du plan initial ou, tout au moins, est devenue un objectif, une fois passée la déception première (la route des Indes et des épices n’est pas ouverte et il n’y a pas d’or)7. » Lors du troisième voyage, en 1498, ils étaient 300 colons originaires d’Andalousie et des Canaries, îles à sucre et à esclaves, à s’embarquer pour les Antilles8. Les « Indiens » étaient asservis au rang d’esclaves (un trafic d’esclaves amérindiens vers l’Espagne s’était aussi mis en place), ceux qui résistaient étaient massacrés. Beaucoup sont morts de maladies apportées par les Européens, de sous-nutrition ou d’assassinat. Moins de 60 ans après l’arrivée de Christophe Colomb, il ne restait que quelques milliers de Taïnos, dans les Antilles, contre une population estimée entre 3 et 8 millions au 15e siècle. Alors qu’en Europe, par l’intermédiaire des écrits de Bartolomé de Las Casas, l’esclavage des autochtones d’Amérique était remis en question, celui des Africains n’éveillait aucune indignation. Pendant que l’Espagne poursuivait sa colonisation des Antilles, le Portugal étendait l’expansion du « paradigme sucrier » au Brésil, et ce, dès 1526, seulement 26 ans après sa découverte par Cabral. La traite des esclaves africains venus d’abord d’Espagne, puis directement d’Afrique, se développait rapidement. Il s’est créé un commerce triangulaire entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques. Les bateaux partaient d’Europe, chargés de produits finis (tissus, eau-de-vie, armes blanches, barres de fer et petits outils) qu’ils exportaient en Afrique. Arrivés en Afrique, on chargeait les cales d’esclaves, qu’on amenait dans les Antilles et sur le continent américain. Les bateaux retournaient ensuite en Europe pleins de café, de cacao, d’indigo et surtout de sucre9. Ce commerce triangulaire se poursuivit pendant plusieurs siècles.
La consommation du sucre se faisait quant à elle de plus en plus importante, en Europe, principalement chez l’élite. « Au 16e siècle, si on [achetait] toujours le sucre chez les apothicaires, une nouvelle profession est apparue à Paris, avec l’arrivée de Catherine de Médicis10 (1533) : les confiseurs11. » Dans toutes les grandes réceptions, des décorations tout en sucre représentant des gibiers, des poissons, des fruits, des paniers ou encore des animaux ornaient les banquets12. Si, au 16e siècle, le sucre servait principalement de condiment, de médicament, de mode de conservation, ou était l’ingrédient de base des décorations des tables des grandes fêtes aristocratiques, au milieu du 17e siècle sa consommation tendait à se généraliser et à descendre la hiérarchie sociale. Alors qu’auparavant, il était exclusivement utilisé par les grands privilégiés, la bourgeoisie a commencé à s’en délecter. L’arrivée du thé, du café et du cacao en Europe, dont le goût amer se mariait parfaitement bien à la douceur du sucre, a exacerbé sa consommation.
Au 17e siècle, la Hollande installait des plantations sucrières au Surinam, dans une partie du Brésil et en Guyane hollandaise, mais était surtout impliquée dans le transport du sucre, son raffina-ge et sa commercialisation. Des guerres éclataient dans les Antilles, entre les puissances déclinantes qu’étaient alors devenues l’Espagne et le Portu-gal et les puissances ascendantes (Angleterre et France). Anglais et Français dominaient désormais les Caraïbes et continuaient à se livrer bataille dans le reste du monde. La Louisiane et la Floride se sont également transformées en terres à sucre, mais c’est le coton qui a fini par envahir l’essentiel du territoire. Vers la fin du 17e siècle, les monocultures de canne à sucre occupaient toutes les terres arables de la plupart des îles des Caraïbes. En 1780, Saint-Domingue (anciennement Hispaniola13) comptait plus de 6 000 domaines d’une superficie d’environ 400 hectares14 dotés de leur sucrerie (pour la production de sucre) et de leur distillerie (pour la production de rhum). Sur chacun de ces domaines travaillaient entre 100 et 200 esclaves.
Aux 18e et 19e siècles, la demande d’esclaves a fortement augmenté, en raison d’une demande croissante pour le sucre. En Angleterre, le sucre avait littéralement envahi la cuisine des classes moyennes et populaires, avec, entre autres, la confection de puddings. Le voyage des esclaves vers l’Amérique était une horreur. Ils étaient entassés au maximum et enchaînés dans les cales des bateaux. Les hommes étaient séparés des femmes et des enfants. Les épidémies, la gale et d’autres maladies se propageaient rapidement, étant donné la promiscuité et le manque d’hygiène, de telle sorte qu’en moyenne 13 % des esclaves trouvaient la mort durant la traversée15. À l’arrivée, on les entassait dans des entrepôts, où ils étaient mis en quarantaine avant d’être vendus aux enchères.
« La traite des esclaves, la production, le raffinage et la commercialisation du sucre [ainsi que] la fourniture en biens de consommation des colonies constituent la part essentielle de l’activité commerciale de la France » et aussi de l’Angleterre. Le commerce triangulaire, que nous avons évoqué précédemment, a été le moteur de l’expansion industrielle anglaise et de l’enrichissement des villes portuaires françaises. Le sort des travailleurs anglais dépendait de celui des esclaves du sucre. « Les besoins combinés d’un planteur [(propriétaire d’une plantation)], d’un gestionnaire et de 10 de leurs esclaves noirs, comprenant l’alimentation, l’habillement et les outils, fournissaient du travail à 4 Anglais16. » De plus, de nombreux constructeurs de navires s’adonnaient au trafic d’esclaves. Ainsi, tous les métiers reliés à la construction des bateaux dépendaient du commerce d’esclaves.
Abolition de l’esclavage et rénovation du système
Entre le 8e et le 20e siècles, on estime à 30 millions le nombre d’Africains enlevés et emmenés hors de l’Afrique noire par les traites arabo-musul-mane et européenne. Si les Arabes ont enlevé 17 millions d’Africains pour les asservir à l’esclavage entre le 8e et le 20e siècles, l’Europe en a, quant à elle, enlevé plus de 11 millions en 300 ans (du 17e au 20e siècles). La situation socioéconomique actuelle de l’Afrique est en partie attribuable aux conséquences de l’esclavage : « les traites ont vidé l’Afrique siècle après siècle de ses forces vives »17. |
L’Angleterre a décrété l’abolition du commerce des esclaves en 1807, puis celle de l’esclavage en 1833. Quant à la France, ce n’est qu’en 1848 qu’elle a de nouveau voté pour l’abolition de l’esclavage dans ces colonies antillaises. L’Église catholique ne s’est prononcée contre l’esclavage qu’en 188820. Mais dans les faits, c’est seulement entre 1920 et 1930 que la traite a réellement été éliminée en Europe et en Amérique, et l’esclavage abrogé ou transformé en salariat forcé21. Le travail forcé dans les colonies françaises d’Afrique n’a quant à lui été aboli qu’en 1946.
Or, l’abolition officielle de l’esclavage n’a pas entraîné la mort du « paradigme sucrier ». Les coupeurs de canne ou autres travailleurs agricoles qui ne possédaient rien se trouvaient dans l’obligation de continuer à travailler pour les grands propriétaires terriens. Désormais, ils travaillaient en échange d’un maigre salaire, qu’ils dépensaient le plus souvent dans les magasins des grands propriétaires, faute de temps et de moyens pour se rendre au village. Ces derniers leur faisaient crédit, astreignant encore davantage ces travailleurs « libres » à la servitude. Au Brésil, par exemple, depuis l’abolition de l’esclavage (1888), les travailleurs du sucre vivent dans des conditions parfois pires qu’au temps de l’esclavage22.
Fin du 19e siècle : grande consommation et grande industrie du sucre
Au cours du 19e siècle, la production et la consommation mondiales de sucre ont été multipliés par 20. Alors qu’en 1800, la consommation mondiale de sucre s’élevait à 245 000 tonnes annuellement, elle atteignait 6 millions de tonnes, en 1890. La baisse des prix du sucre (due à l’augmentation de la productivité dans la transformation), la mutation des goûts et du régime alimentaire ainsi que l’augmentation des salaires en Europe et en Amérique du Nord sont les principales causes de cette augmentation vertigineuse de la consommation de sucre. Dans les années 1860, l’Angleterre importait et raffinait un tiers de la production mondiale de sucre. L’Anglais moyen consommait, à cette époque, près de 38 kg de sucre annuellement, ce qui se rapproche de la consommation actuelle au Canada, par personne et par an, qui s’élève à 44,2 kg, selon la FAO23. Le mode de consom-mation du sucre de l’Angleterre s’est rapidement répandu vers les autres pays anglophones, notamment aux États-Unis.
La révolution industrielle, dans la production du sucre, a émergé dans les années 1860, s’est développée dans les décennies de 1880 et de 1890, et a connu son apogée entre 1900 et 1920. Essentiellement, ce sont les techniques de raffinage qui ont bénéficié de l’essor industriel. Les usines de raffinage se sont centralisées, recueillant la production de canne de plusieurs planteurs. L’usine s’étant modernisée, on avait recours à une main-d’œuvre qualifiée, dont bon nombre d’ingénieurs, ce qui a eu pour effet d’accroître le fossé entre la main-d’œuvre usinière et la main-d’œuvre agricole. Effectivement, dans les champs, les conditions des travailleurs ne s’étaient guère améliorées ; les caractéristiques de l’ancien paradigme furent conservées : monoculture, domaines latifundiaires de plusieurs milliers ou dizaines de milliers d’hectares, main-d’œuvre composée d’anciens esclaves ou de leurs descendants devenus des salariés bridés, et logement de la main-d’œuvre sur le domaine dans des conditions insalubres. À la fin du 19e siècle, on a assisté à un basculement de la polarisation du monde de l’Angleterre vers les États-Unis. La consommation de sucre aux États-Unis dépassait de loin la production nationale ; on l’importait donc des nouvelles colonies américaines qu’étaient Hawaï, Porto Rico et Cuba, arrachées à l’Espagne en 1898, lors des premières guerres américaines. De la fin du 19e siècle jusqu’à la moitié du 20e siècle, Cuba était le premier producteur de sucre au monde, les trois quarts de ses terres arables étaient plantées en canne et la plupart de ces plantations appartenaient à des propriétaires ou à des actionnaires américains. En 1895, les investissements américains à Cuba s’élevaient à près de 50 millions de dollars. Les industriels américains étaient propriétaires de différentes compagnies24 qui possédaient les terres et les usines de transformation. Puis, entre 1925 et 1929, les banques américaines25 ont pris le relais. Le groupe Rockefeller, par l’intermédiaire de la National City Bank et de la United Fruit Company, possédait un million d’hectares de terre à Cuba26. «Après la Première Guerre mondiale, Cuba est devenue la troisième destination des capitaux américains27.» En 1959, Fidel Castro, dont le père était planteur de canne, a fomenté un coup d’État contre Baptista, le dictateur en place, et a pris le pouvoir. Inspiré du marxisme, Castro a procédé à de nombreuses réformes, dont la réforme agraire, qui visait la collectivisation des terres, d’abord en coopératives, puis en fermes d’État. Cette réforme agraire a conduit à l’expropriation de plusieurs grandes compagnies américaines. Les États-Unis, résolument anticommunistes, ont riposté en boycottant les produits cubains et en empêchant toutes exportations de produits américains vers Cuba. Cet embargo est toujours en vigueur (à l’exception des produits alimentaires et des médicaments, qui peuvent être exportés des États-Unis vers Cuba). Après la révolution castriste, les surplus de sucre produit par Cuba ne trouvaient plus preneur, jusqu’à ce que la Russie, qui soutenait politiquement le régime de Castro, s’en porte acquéreur à un prix supérieur à celui du marché. Toutefois, avec le système de production communiste, les rendements des cultures ont grandement diminué. Alors qu’à l’époque, on récoltait 80 tonnes de canne à sucre à l’hectare au Brésil, on n’en récoltait que 30 tonnes à l’hectare, à Cuba. L’effondrement du bloc soviétique, en 1989, a entraîné la fin des achats de sucre à prix élevé, ce qui a provoqué la chute du PIB cubain28.
À la même époque, en République dominicaine, la moitié des intérêts du sucre était détenue par des Américains. Après la Deuxième Guerre mondiale, le dictateur Trujillo a nationalisé la production sucrière et en 1952, la République dominicaine a fait signer par François Duvalier (papa Doc), alors dictateur à Haïti, une convention engageant Haïti à lui fournir des milliers de travailleurs saisonniers en échange d’un million de dollars. « Il mit à contribution sa milice civile, les redoutés tontons macoutes, pour honorer les quotas29. » Bien que cette convention ait cessé d’être en vigueur en 1986, quand le dictateur Jean-Claude Duvalier (baby Doc) a été forcé de s’exiler, on compte aujourd’hui des centaines de milliers de travailleurs haïtiens emprisonnés dans les bateys dominicains. Parmi ces Haïtiens prisonniers de bateys dominicains, au moins 500 000 y sont nés et ne sont légalement ni Dominicains, ni Haïtiens. Les Haïtiens prisonniers des bateys, sans pièces d’identité et sans argent, ne peuvent s’en sortir. Par ailleurs, depuis 1986, « quand il manque de main-d’œuvre haïtienne, des soldats soudoient ou des fiers-à-bras kidnappent des gens dans les rues des villages frontaliers […] pour les envoyer dans les bateys»30. Ces coupeurs de canne sont parfois payés en bons d’achat et doivent atteindre un rendement inaccessible les obligeant à se faire aider par leurs femmes et leurs enfants.
Au cours des décennies 1950, 1960 et 1970, les îles françaises ont connu de nombreux mouvements sociaux ainsi que des révoltes de travailleurs et de petits planteurs désireux d’améliorer leur qualité de vie. C’est ainsi qu’on a assisté à la formation de syndicats de travailleurs. De nombreux grands domaines ont alors mis la clé dans la porte pour laisser la place à de petits planteurs. Les chemins de fer et chars à bœufs permettant le transport des cannes du champ à l’usine ont tranquillement été remplacés par des tracteurs et des camions. Mais au tournant des années 1980, la surproduction de sucre combinée au protectionnisme des pays développés ont rendu moins profitable l’exportation de canne ou de sucre. C’est à ce moment que ces îles ont abandonné la production de canne à grande échelle.
Production de plus en plus orientée vers l’éthanol
Le Brésil est devenu le pays dominant du marché de la canne, en étant non seulement le premier pays producteur, mais également le premier exportateur. Étant donné son importante production de canne, le Brésil a entrepris de développer massivement sa production d’éthanol. D’ailleurs, l’idée d’utiliser de l’éthanol comme combustible pour les voitures remonte à Henry Ford, lors de la création de sa première voiture. Notons que l’éthanol est un alcool qui peut être tiré de la canne à sucre, du maïs, du blé, de la betterave, de la pomme de terre et des déchets végétaux. Mais le bas prix du pétrole au début du 20e siècle a tué dans l’œuf l’exploitation de cette nouvelle filière énergétique. Aujourd’hui, le coût prohibitif du pétrole à l’approche du pic pétrolier combiné aux déréglementations climatiques appelant à réduire les émissions de CO2 rendent l’éthanol plus attrayant que jamais. De nombreux pays développés ont même voté des lois obligeant les compagnies à additionner un pourcentage d’éthanol à l’essence vendue. Au Canada, le projet de loi C-33, qui a été adopté par le Sénat en 2008, autorise le gouvernement à élaborer des règlements exigeant dans l’essence une teneur en éthanol de 5 %. « Pour répondre à cette exigence, le Canada aura besoin de trois milliards de litres de carburant renouvelable d’ici 201231. » En 2010, la production mondiale d’éthanol était de 85 milliards de litres, soit l’équivalant de 2 % de la production mondiale de pétrole32.
Production actuelle
Aujourd’hui, le commerce du sucre (incluant l’éthanol) atteint un chiffre d’affaires mondial de 75 milliards de dollars et occupe 18 millions d’agriculteurs et 1,8 million d’ouvriers agricoles dans 120 pays.
Présentement, le sucre de canne correspond à 75 % de la production de sucre (25 % provient de la betterave à sucre). Le Brésil est toujours le premier producteur, avec 420 millions de tonnes par an, suivi de l’Inde, avec 232 millions de tonnes par an, et de la Chine, avec 89 millions de tonnes par an. Si l’Inde et la Chine produisent beaucoup de sucre, ils consomment plus ou moins leur production. Les Caraïbes ne sont plus dans le peloton de tête de la production et de l’exportation sucrière, bon nombre de ces îles ayant été converties en plantations de bananes par des multinationales. Quant à l’industrie du sucre brésilienne, elle est également entre les mains de riches familles ou de multinationales. Étant donné la demande croissante pour l’éthanol, le Brésil élargit ses zones de production de sucre vers l’Amazonie, au nord-est du pays, mais également au sud-est. Dans ces zones de monoculture de canne à sucre, les conditions d’exploitation des travailleurs voisinent celles de l’époque esclavagiste33. Au Brésil, la coupe à la main représente toujours 70 % de l’ensemble de la récolte. Si la mécanisation tend à augmenter dans les terres plates du Sud, elle demeure quasi inexistante dans les régions traditionnelles de culture de canne du Nord, entre autres à cause de leur relief en collines. « Sur le million de Brésiliens occupés dans la filière du sucre éthanol, il faut compter 500 000 coupeurs de canne »34 vivant dans des bidonvilles au milieu des plantations au nord, ou comme saisonniers payés à la tâche au sud. « Au nord comme au sud, les conditions de travail, de vie, d’hygiène et de logement sont épouvantables : quasi-esclavagisme, 15 heures de travail par jour sous un soleil de plomb, une chaleur et une moiteur écrasantes, l’entassement dans des logements insalubres, de l’eau non potable, des cabanes, des tentes faites de morceaux de toile de plastique, parfois édifiées dans d’anciennes décharges, parcourues d’égouts qui inondent toute la zone avec la pluie, et il faut compter avec les infections, les maladies accrues par une intense fatigue pour les adultes et par une malnutrition pour tous35. » À Sao Paulo, les coupeurs de canne gagnent entre 1 $ et 1,25 $ la tonne, pour une moyenne de 10 tonnes de canne à sucre coupée dans une journée de 12 à 15 heures. Travaillant 6 jours par semaine, ils gagnent 240 $ par mois pour les 5 à 6 mois que dure la récolte. Ils nourrissent leur famille d’eau et de farine de maïs, et ne peuvent que rarement agrémenter leur menu de haricots, qui coûtent près de 4,60 $ le kilo36. La Colombie broie 21,1 millions de tonnes de canne et produit 275 millions de litres d’éthanol et 2,28 millions de tonnes de sucre, dont 31 % sont exportés. Elle compte plus de 20 000 coupeurs de canne, dont les conditions de vie s’apparentent à celles des coupeurs de canne brésiliens. En 2008, malgré leurs conditions extrêmement précaires, les coupeurs de canne de la Colombie se sont mobilisés et ont déclenché une grève générale pour revendiquer de meilleures conditions, paralysant toute la production de sucre et d’éthanol à l’échelle nationale. Cette grève s’est soldée par l’habituelle répression de la police, de l’armée et des milices patronales37. En 2004-2005, une grève des travailleurs agricoles philippins de l’usine sucrière de Luisita a été réprimée par l’armée nationale, qui a ordonné une fusillade, faisant sept morts et plusieurs blessés.
Si la consommation de sucre par habitant a légèrement reculé au cours de la dernière décennie, la demande ne cesse de croître, étant donné l’intérêt croissant pour l’éthanol. Plus de la moitié (55 %) de la production de sucre de canne est destinée à la production de carburant. En raison de sécheresses qui ont sévi en Inde et de fortes précipitations au Brésil, la production de sucre a chuté de 13 millions de tonnes, en 2008-2009, par rapport à l’année précédente. Puisque la demande excède l’offre, les cours du sucre ont connu leur meilleur taux depuis les 30 dernières années au début de 2010, à 0,29 $ la livre. Les cours du sucre sont extrêmement volatils ; en février 2009, ils atteignaient 0,135 $ la livre38.
Environnement et santé
Comme toute monoculture, la culture de la canne à sucre exige des engrais et des pesticides. Ces puissants produits chimiques épandus le plus souvent par avion dans les grands domaines contaminent les eaux de surface et souterraines ainsi que les sols. Durant la récolte, les champs sont brûlés la nuit pour tuer les mygales, les rats et les serpents, mais surtout pour brûler les feuilles tranchantes des cannes, ce qui facilite leur récolte. Cette pratique enfume des régions entières, affectant la qualité de l’air tout en émettant du gaz carbonique. La canne à sucre est également extrêmement exigeante pour les sols. On estime que chaque année, 5 à 6 millions d’hectares de terre sont perdus à cause de l’érosion et de la dégradation des sols. L’extension de la culture de la canne à sucre contribue à la déforestation de forêts primaires et secondaires, et affecte la biodiversité. Effectivement, pour créer de nouvelles zones de culture, il faut détruire des milliers d’hectares de forêt, ce qui engendre des pertes d’habitats pour de nombreuses espèces. La culture de la canne à sucre étant très exigeante en eau, elle provoque nécessairement une concurrence, dans les régions où l’eau est une ressource rare, entre l’irrigation et la consommation humaine. « La culture de la canne à sucre pourrait avoir causé plus de tort à la faune que toute autre monoculture sur la planète » révélait un rapport du World Wildlife Fund, en 200439.
Le bilan du sucre sur la santé est peu reluisant. Le sucre simple, comme le sucre de canne ou de betterave raffiné, constitué d’une ou deux molécules, est absorbé très rapidement par l’organisme. Le sucre raffiné sature les cellules, et l’excédent est transformé en lipides. La consommation de sucre raffiné au travers des sucreries, pâtisseries, boissons gazeuses, confiture, crème glacée et autres aliments issus de l’industrie agroalimentaire (des céréales en boîte en passant par le ketchup) occasionne divers problèmes de santé : carie dentaire ; surpoids, dont souffre plus de la moitié de la population canadienne (36,1 % de la population adulte souffre d’embonpoint et 23,1 % d’obésité ; chez les enfants, ces taux atteignent respectivement 18 % et 8 %40) ; maladies cardio-vasculaires, ostéoporose et diabète. Des chercheurs associent même la consommation de sucre au développement de cancers dont les cellules mutantes prospèrent grâce au sucre. Mieux vaut consommer le glucose, indispensable au bon fonctionnement de notre organisme, sous forme de sucre lent, comme celui se trouvant dans les céréales complètes, les fruits et les légumes, nous donnant une énergie durable.
La rencontre de Christophe Colomb avec les autochtones d’Amérique a été déterminante dans le déroulement des événements qui ont marqué les 500 années qui suivirent. Parmi ces événements, nommons l’occidentalisation du monde, le génocide des peuples autochtones, l’esclavage, la création des principales routes de commerce, la mise en place de monocultures sur l’ensemble de la planète, l’extension du modèle néolibéral à l’échelle mondiale ainsi que la surexploitation des écosystèmes41. |
Notes:
- Pierre DOCKÈS, Le Sucre et les Larmes : Bref essai d’histoire et de mondialisation, Paris, Éditions Descartes & Cie, 2009, p. 29.
- Ibid., p. 32.
- Ibid., p. 45.
- Pierre DOCKÈS, Le Sucre et les Larmes : Bref essai d’histoire et de mondialisation, Paris, Éditions Descartes & Cie, 2009, p. 49.
- Jean CRUSOL, Les îles à sucre, [s. l.], Éditions Les Perséides, 2008, p. 21.
- On pense que les Africains auraient traversé l’Atlantique bien avant lui.
- Pierre DOCKÈS, Le Sucre et les Larmes : Bref essai d’histoire et de mondialisation, Paris, Éditions Descartes & Cie, p. 55.
- Ibid. p. 58.
- Ibid. p.78-81.
- À la mort de son époux, Henri II, en 1559, c’est Catherine de Médicis qui prend les rênes du pouvoir en France, son fils aîné, François II, étant trop jeune.
- Pierre DOCKÈS, Le Sucre et les Larmes : Bref essai d’histoire et de mondialisation, Paris, Éditions Descartes & Cie, 2009, p. 64.
- Cette mode de décorations faites entièrement de sucre dérivera vers la confection de desserts décoratifs comme les pièces montées pour les mariages. On en trouve aussi des traces dans le conte d’Hansel et Gretel, ou encore dans des chansons comme Le palais de dame Tartine.
- Île aujourd’hui partagée entre Haïti et la République dominicaine.
- Un hectare équivaut à une superficie de 100 m sur 100 m, soit 10 000 m2. Donc, 400 hectares = 4 millions de mètres carrés.
- Pierre DOCKÈS, Le Sucre et les Larmes : Bref essai d’histoire et de mondialisation, Paris, Éditions Descartes & Cie, 2009, p. 81.
- Elizabeth ABBOTT, Le sucre : Une histoire douce-amère, [s. l.], Éditions Fides, 2008, p. 157.
- Pierre DOCKÈS, Le Sucre et les Larmes : Bref essai d’histoire et de mondialisation, Paris, Éditions Descartes & Cie, 2009, p. 85.
- Histoire de la langue française, Université Laval, [s. d.], http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/francophonie/HIST_FR_s8_Revolution1789.htm.
- Hérodote.net, Révolte des esclaves à Saint-Domingue, [s. d.], http://www.herodote.net/histoire/evenement.php?jour=17910822.
- Pierre DOCKÈS, Le Sucre et les Larmes : Bref essai d’histoire et de mondialisation, Paris, Éditions Descartes & Cie, 2009, p. 135.
- Ibid., p. 85.
- Ibid., p. 205.
- OCDE, Perspectives agricoles de l’OCDE et de la FAO 2005-2014, 2005, p. 185.
- La Cuba cane Sugar Company, la Cuba Atlantic Sugar Company, ou encore la Vertinente-Carmaguey Sugar Company.
- Nommons la Standard Oil, la National City Bank, ou encore la Chase Manhattan Bank.
- Pierre DOCKÈS, Le Sucre et les Larmes : Bref essai d’histoire et de mondialisation, Paris, Éditions Descartes & Cie, 2009, p. 198.
- Ibid., p. 198.
- Pierre DOCKÈS, Le Sucre et les Larmes : Bref essai d’histoire et de mondialisation, Paris, Éditions Descartes & Cie, 2009, p. 243-244.
- Elizabeth ABBOTT, Le sucre : Une histoire douce-amère, [s. l.], Éditions Fides, 2008, p. 401.
- Ibid. p.401 .
- RESSOURCES NATURELLES CANADA, [s. d.], www.nrcan-rncan.gc.ca/media/newcom/2010/201010a-fra.php.
- Pierre DOCKÈS, Le Sucre et les Larmes : Bref essai d’histoire et de mondialisation, Paris, Éditions Descartes & Cie, 2009, p. 227.
- Ibid., p. 235.
- Pierre DOCKÈS, Le Sucre et les Larmes : Bref essai d’histoire et de mondialisation, Paris, Éditions Descartes & Cie, 2009, p.238.
- Ibid., p. 240.
- Clemens HÖGES, « Les esclaves brésiliens de l’éthanol », Courrier international, 30 avril 2009, http://www.courrierinternational.com/article/2009/04/30/les-esclaves-bresiliens-de-l-ethanolrelief.
- COORDINATION POPULAIRE COLOMBIENNE À PARIS, La grève des coupeurs de canne à sucre, 22 octobre 2008, http://sites.google.com/site/coordinadorapopular/lagrèvedescoupeursdecanneàsucre.
- ZONE BOURSE, [s. d.], www.zonebourse.com/formation/Le-Sucre-242/.
- Cité par Elizabeth ABBOTT, Le sucre : Une histoire douce-amère, [s. l.], Éditions Fides, 2008, p. 33.
- STATISTIQUE CANADA, [s. d.], http://www.statcan.gc.ca/pub/82-620-m/2005001/article/adults-adultes/8060-fra.htm.
- Elizabeth ABBOTT, Le sucre : Une histoire douce-amère, [s. l.], Éditions Fides, 2008, p. 33
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